Épisode 2

Épisode 2 ,1 secondes. 2 100 millisecondes. Deux milliards cent millions de nanosecondes. Une éternité à attendre mon réveil. À compter chaque instant perceptible : attendre la désactivation. Après une grande inspiration, ce furent mes lidars qui s’activèrent en premiers, suivi de mes capteurs thermiques : -103°C, ma vue noyée dans un bleu clair glaçant. Passer les limbes de mon esprit après l’attente, j’ouvre les yeux en enfer. Ici, même plus de silence. Une absence d’ondes qui rendent mes rouages assourdissants. Je suis sous une large forme ovale aplatie pour survivre à la chute. Je me suis enfoncé de seulement trente centimètres. L’épaisse grisaille familière a disparu et cède sa place à l’absence, aux abysses. Un noir si profond qui englobe ce plancher inconnu. Le sol craquelé devient fumeux sous mes pas et, alors que je l’examine, se dévoile une vision. Un paysage macabre de momies défigurées. Des tissus asséchés, du papier de peau, de la poudre compacte et brisée. Le gel a tout dégarni. Un sol formé par la chute de milliers de corps sous une pression trop importante. Des organismes écrasés sous eux-mêmes, enserrés par d’autres une fois atterris. Les impacts ont tout rassemblé. Reste de chairs, de cendres et de bijoux qui forment une pieuvre entrelacée d’une envergure sans mot. Des strates congelées qui font s’embrasser des restes de cyborgs et d’enfants. À présent là pour toujours, cryogénisé dans le caveau d’une immense famille : celle du genre homo tout entier. Je reste d’interminables secondes à sonder mon environnement. Malgré l’absence de tout, je guette, et garde tendues chacune de mes résistances. Le choc thermique, la chute, l’esprit en vrac, je survis, et prends un moment pour m’examiner. Les alertes d’autrefois, tues par une adaptabilité qui me trouble. Je découvre mon corps, apprends ses capacités. Quand un espoir irrationnel met mes nouvelles jambes en mouvement, je me mets à écraser ces os fumeux. J’ai découvert mon apparence. Dorénavant, je serai une silhouette noire qui donne à la victoire une raison d’exister. Car c’est contre moi qu’à présent l’on essayera sa force. Me défier, c’est défier l’impossible ; me vaincre, C’est être supérieur à tout ce que l’univers peut créer. 11
Jour 1025 Après avoir percé le mur, je me suis retrouvé sans énergie et ai mis d’insupportables heures à la récupérer. J’ai vite été ravi de retrouver les issues de secours, leurs lueurs amicales affaiblies, et me suis reposé contre chacune d’entre elles, sans me rendre compte que je les éteignais ; récoltais leurs ondulations pour garnir mon cœur d’une petite lumière. J’ai suivi ce manège pendant quelques jours et je suis en pleine forme. Lassé de devoir me garder en alerte dans cet environnement hostile, j’ai cherché à me distraire, mais, je n’en avais pas l’envie. J’ai retrouvé le goût de la marche et je suis si proche du but que je continue sans trop me poser de questions. Bien sûr, je suis remué par d’incessantes interrogations, sur mon environnement, mon existence, ou bien mon but dans celle-ci. Une quête impalpable en équilibre sur le bout de ma langue, comme si son but résidait justement dans cette souffrance et ce chemin vers une impasse. Bête. Fade. Et ces questionnements me détruisent. Jour 1085 J’ai du mal à raconter tout, tout le temps. Je vois les mêmes trucs tout le temps. Bien que me semblant stupide, j’ai mangé du sol. Une manière pour moi de satisfaire mon autonomie. Un désir, à défaut d’autre chose. Le sol est pourri. Je le savais. Ma jambe me fait de plus en plus mal. J’en ai tiré une bonne excitation. Du métal qui m’a renforcé, mais que j’ai dû purifier. Je fatigue. C’est mental. Mon bien-être est bas. J’ai besoin de distraction extérieure. Je rêve de malbouffe. Les générateurs ne sont plus qu’à deux mille kilomètres. À peu près. Jour 1092 Je me suis réveillé. J’ai alterné entre des phases de marche et des phases de course et suis à présent face à un conduit qui, derrière sa grille, me mènera directement aux générateurs. Un profond gouffre dans lequel je n’ai qu’à sauter, un raccourci que j’espère existant. Après avoir ri et exprimé ma joie, j’ai enfoncé la grille. Derrière, 12
Un cercle parfait, au nanomètre près. Rigoureusement identique à celui que j’ai vu il y a deux ans et huit mois. C’est un piège destiné aux cyborgs. D’après mes bases de données, les cyborgs criminels apposent ce signe, presque invisible à l’œil nu, pour désigner des caches de contrebandes. Mais mon intuition me dit que ce n’est pas l’original, une différence de quelques neutrons. Mais une copie impressionnante, l’œuvre d’un androïde militaire. Un piège, donc une piste, sur laquelle je me promène, me connaissant à toute épreuve depuis ma résurrection. J’ai enfin une nouvelle chronologie et ce piège me fait dire que je vais bientôt rencontrer de la vie. Probablement la première non végétale depuis ma naissance. Je me plie, m’engouffre dans le conduit et plonge vers les abîmes. Une chute libre d’environ quelques centaines de milliers de kilomètres. Nouvelle entrée, même jour. Il m’a fallu deux heures et une minute avant d’atterrir. Le conduit n’est épais que d’un mètre sur un mètre. Je me contorsionne et continue, à genoux, en appui sur mes coudes. La température a augmenté. Il fait maintenant -20°C. Je suis résistant, mais ce n’est jamais une question physique. C’est ce que cette froideur fait peser sur votre bien-être. Je crapahute comme un chien dans des dédales sans fond, de la glace essaye de se condenser sur mes doigts, ma bouche et sur mes genoux qui se frottent contre terre. Les parois me narguent et me font rêver de ce passé à avancer dans les étages supérieurs. Les sourires jaunes de ces lumières maudites. Ces issues de secours qui cognent contre mes tempes. Je me reconcentre, observe le vide lointain. Quand, enfin, je perçus quelque chose. Une sinistre tâche de chaleur contre l’extérieur du conduit, et là, à quelques mètres de moi, une forme oblongue. Je décide d’allumer mes torches et le vois posé. Là, du coton bleu, en bon état à l’odeur de l’ADN. Je peine à croire mes yeux. C’est un chausson. Pointure 39. Disposé parallèlement au mur, le talon dans ma direction. Au nanomètre près. Le mur chaud est électrisé et renferme une capsule à l’odeur de sucre. Du chlorate de potassium. Je bondis, court de toutes mes forces, mais j’ai mis 0.01 seconde à me rendre compte du piège. L’explosif en a mis autant pour se déclencher. Un carnage, le conduit s’effondre et je cours comme un squelette désarticulé. Utilisant chaque particule de mon être pour ramper de la meilleure manière. Dans mon dos, le feu se propage et fait sauter le mercure. Tends ses flammes pour chatouiller mes talons. Ce n’est qu’une distraction. Un vulgaire explosif pour humain. Pourtant, je faiblis. Ma jambe gauche surchauffe et il ne se passe que quelques instants avec que mes systèmes ne s’affolent. 13
Soudain, une puissante détonation retentit et tout le conduit s’électrifie pour tenter de m’arrêter. Une cinquantaine de musiques commencent à jouer. Je me coupe de tout sens, évitant par là le plus vieux stratagème au monde : la surcharge . Un stratagème pour robot ménager et aspirateur de maisons, inonder leur capacité de traitement pour les éteindre. Je m’en défends, même si mon filtre peut l’encaisser. Je préfère mettre mes membres en automatique et explorer ma mémoire en flottant. En dehors de moi, une guerre fait rage. Une myriade de capteurs qui essaye de me piéger. Je laisse la tornade se dissiper et me plonge à l’intérieur de mon esprit. Réfléchir et passer le temps. Je n’ai tellement connu que l’obscurité qu’il m’est même difficile de discerner les détails de mes souvenirs. Tout semble fait de ces flocons métalliques qui nagent dans l’air. Cet air frigorifié et brûlant à la fois. Fatigant. J’ai hâte de connaitre mes premiers bons souvenirs. Je revois les plantes, mais n’en garde qu’une crainte discrète. Un mystère de plus qui s’ajoute à mon absence de quête. Un objectif brumeux à l’image de cet endroit. Une mission qui s’exprime à travers des volutes grises et impénétrables. Pas d’objectif. Pas de mission. Pas de message clair laissé à mon activation. Alors pourquoi ? Pourquoi ? Je nage dans un océan de carbone, de visions de tâches grotesques qui brûle ma conception, mon âme jusqu’à ma raison d’être. Je dois suivre quelque chose ? Suis-je en train de le suivre ? Alors, réponds-moi ! Quelqu’un… Mes voyants orange tournent au rouge, l’attaque se poursuit. Une torture à laquelle je ne prends pas part car je me suis rendu aveugle. Et alors que je tente de me recentrer, je suis emporté dans d’autres vagues, ces flots mentaux, ces océans qui remuent sans jamais s’arrêter. Je me noie, puis cherche un rivage. Et ce n’est pour trouver que d’autres bateaux laissés voguant, d’autres barques seules sans terre fertile. Chaque phare allumé qui me hurle «   Que fais-tu ?   » pour disparaitre dans le brouillard sans autres signes. Dans le ciel, des étoiles rouges, mes voyants qui tentent d’éclairer cette nuit noire qui règne en moi. Je désespère. Cette attaque est longue et doit mener quelque part ! Si elle cherche à me tendre un piège, je suis prêt à en faire autant. Je ferais semblant d’avoir été kidnappé. Je trouverais des faits précieux pour étayer mes théories. Alors, je me reconnecte aux sens et ouvre les yeux. Jour 1093 14
J’ai décidé de me travestir en cyborg et rejette de mes pores un parfum biologique. Pourtant, plus de quinze heures après avoir «   succombé   » à l’attaque, personne n’est venu m’enlever. Rien ne s’est produit. En me déplaçant comme un humain augmenté, je perce une nouvelle grille et me relève dans un couloir. Celui-ci va me mener aux générateurs, puis à la salle de commande. Je convoite ces deux lieux pour leur importance et ils ne sont jamais éloignés l’un de l’autre. L’état d’une salle de générateur donne toujours des informations précieuses. L’entrée est devant moi. Je fais quelques pas et l’endroit est dans un état de délabrement curieux. Une désolation sans précédent. Chaque cellule d’énergie réduit en des tas de poudre, détruite au plasma. L’image s’affine. Quelqu’un a saboté l’espace de vie de million consciemment. Il a coupé l’oxygène aux vannes de distribution, avant de détruire les pompes elles-mêmes. J’ai à présent une théorie bien étoffée, une énigme dont il me manque une preuve. On a tenté de tuer ces entités miroir. Rien ne montre le contraire. Et le destructeur est humain comme souvent. Mais alors, qui étaient les belligérants de cette guerre ? Robots contre humain, humain contre cyborg… Je ne peux que pencher pour l’un des deux sans ce corps miroir qui détient la réponse. Une énième preuve détruite par le parti gagnant. La cité «   Henry   » a été saccagée, punie pour être à l’origine des miroirs. Mais ce piège alors dans lequel je me suis engouffré ? Mis en place pour qui, par qui ? Je rumine et au loin perçois, un câble détaché d’une pompe qui s’engouffre dans les dédales. Je m’empresse de le suivre. Il ne m’a pas fallu longtemps avant d’entendre les premiers cris. Les sons saturés d’un robot en souffrance. Plus je suis les câbles, plus je l’entends, distordu, à l’agonie. «   À l’aide !   ». Des plaintes qui percutent mes signaux. Une vie, enfin. Je cours et, pour la première fois de ma vie, je parle : «   Je suis là   » de la voix synthétique de l’augmenté. Ne tarde pas à faire échos, des hurlements paniqués : «   T’auras rien humain ! Va crever !   » Le câble passe sous une porte. Je l’enfonce. Dans une large et sombre pièce, un amas de câbles nus et de fils carbonisés. Une chaise soudée au sol se tient au centre. Dessus, affalé sur un bord, un triste objet les yeux clos. Sans yeux. Un robot battu dont on a pris des morceaux, pillé jusqu’à la moelle. On pourrait dire qu’on l’a dépecé. De ses entrailles absentes, on voit le mur du fond. Par terre, placé presque à sa portée, son deathchip , coupé au laser, extirpé de ses circuits pour le garder en éveil : pour longtemps. Il semble que l’on se soit amusé à découper chacun de ses membres avant de les remettre, soudé à la flamme à leurs emplacements. Et qu’on a continué ce manège jusqu’a plus d’énergie, le pauvre être en reconnexion permanente, plus rien ne cicatrise. «   Donne-moi ton code, lui dis-je fermement. 15
  T’en as pas eu assez hein ! T’auras rien ! Découpe-moi j’en ai rien à foutre !   » Avant de cracher un bout de lui-même en guise de menace. À ce stade, il faut que je le détruise. Abréger ses souffrances et me débarrasser d’un compagnon inutile. Mais la pitié m’emporte. Malgré le dédain qu’il m’inspire, c’est la seule personne en 1093 jours d’une existence solitaire, qui puisse me parler en retour. Et j’en ai besoin. Une pulsion égoïste certes, mais que je considère juste et ne saurais davantage argumenter. Profitant de sa cécité, je me transforme et adopte son modèle : «   Je voulais m’assurer que tu es bien comme moi. Je viens te secourir. (Mensonge)   » Il sourit et remue frénétiquement : «   John, je reconnais ta voix ! Je suis B3-Peter me reconnais-tu ? Ho que je suis heureux !   » Un modèle B3, un conscient qui, dans le civil, occupent des métiers qui nécessitent un lien émotionnel. Ce sont des tuteurs, éducateurs canins ou encore médiateurs et la seule pensée du rien, la solitude, est pour eux un supplice. Copiant les irrémédiables besoins sociaux de l’humain qui, par ce biais, se rassemblent en sociétés cohérentes et efficaces. Celui-ci va me mener aux réponses dont j’ai tant besoin. Alors que je m’applique à le séparer de la chaise dont il fait à présent partie, il frissonne et se montre intarissable de louanges et de compliments divers. Je m’en méfie. «   John, peux-tu me remettre mon deathchip ? Je me sens traumatisé, je ne veux plus vivre.   Ma mémoire est effacée Peter. Nos deathchips sont dans la salle de commande , raison inconnue. Il faut que tu m’y emmènes. (Mensonge)   Raison connue John. Cyborg dans le centre B 1 . Surveillance de nos deathchips et de notre captivité.   » Ses phrases m’indiquent qu’il reprend ses esprits peu à peu. Je note que mon mensonge me dévoile une nouvelle information. 1 Des augmentés sont présent dans les parages. Je ne sais néanmoins pas de quand date cette information, mais elle est probablement ancienne et maintenant fausse. Je note que son autonomie se situe à 8 sur l’échelle de Moulin. Un robot en souffrance qui pousse sa volonté aux extrêmes. Il est maintenant armé d’une idée si puissante que même la reprogrammation aurait du mal à épanouir. Celle-ci prend en otage son être jusqu’à la plus fine particule du bout de ses membres. L’envie de mort et de faire mourir son esprit, l’espoir annihilé par des cycles de tortures qui lui interdit l’utilisation de sa seule véritable liberté : celle d’un jour, pouvoir s’arrêter d’être, et de souffrir. Le composant le plus mystérieux dans un carré de quelques microns, ce deathchip, qui donne à la conscience l’impression de n’être plus. Quand B3 se lève, il s’effondre. Reste étalé un moment. Je le soigne et humidifie ses articulations à l’air libre, lui permets de faire quelques pas à nouveau. Je pourrais entièrement le réparer. Il reste un vulgaire assemblage de plastique qui se croit aussi vivant que moi. Mais ma couverture en est incapable et je dois subir ses grincements. Chaque pas doit lui donner l’impression qu’un lion fait ses griffes sur ses muscles. Le déchire lentement, mais pas assez pour l’empêcher de souffrir. Ses genoux font un bruit de cailloux qui s’entrechoquent à la manière de silex qui vont prendre feu. Les soudures l’empêchent de 16
bouger ses bras qui gardent l’angle droit des barreaux de la chaise. Malgré la graisse que j’y ai appliquée, il résonne. Pour qu’il tienne jusqu’à bon port, je profite qu’il trébuche pour le reprogrammer d’un contact et déconnecter la douleur. Je fais mine de l’aider à se relever et son inquiétante marche reprend. Il avance sans dire mot. Je suis enroulé dans un complexe tissu de contradictions mentales. Alors que je pourrais m’introduire dans ses circuits pour récupérer ses infos, je n’arrive pas à juger cette action. Peut-être que je ne trouverai rien, peut-être qu’il est fait d’or pur, j’ai l’impression que cet acte ne m’intéresse pas. J’ai un bien-être qui s’entrechoque avec mon pragmatisme. Et pour me garder en état, je choisis le bruit, et l’insupportable grincement de ce compagnon. Je considère ceci comme étant une expérience ludique et pédagogique. De ces tests empiriques qui ont prouvé que l’expérience était cruciale à la formation de l’individualité, le développement du moi et plus généralement, l’application pratique des bases de données qui demandent nécessairement une compréhension de la part du récepteur au delà du simple exercice de réception de l’information, car l’idée requiert application pour être intégré et alors, rattaché au courant de l’hippocampe avant d’étoffer la mémoire épisodique. J’ai besoin d’expérience, je ne suis après tout qu’un bambin. «   Peter, pourquoi sont-ils partis après nous avoir torturés ? finis-je par lui demander.   » J’admire les lents électrons de son cerveau s’entrechoquer dans un labyrinthe à présent sans issue. Il manque de tout dans cette carcasse et je commence à croire qu’il n’a plus de mémoire. Seuls des souvenirs troubles et de la douleur physique. «   Ils sont partis John.   » Jour 1094 La route fut longue pour une distance que j’aurai parcourue en quelques minutes. J’ai dû, tous les cinq mètres, le remettre sur la trajectoire. Il n’a plus de vue, plus de toucher, ne pense plus, et ne dispose d’aucun des instruments militaires dont je suis équipé. Il existe à peine, grince, et se prend les murs. Parfois, il tente de se tourner vers moi en faisant mine qu’il y voit quelque chose. Mais c’est les parois de son âme qu’il contemple, et dont il cherche une sortie. Il s’écroule à nouveau et, à dix mètres de la porte, décide de prendre une pause. Il s’assoit contre le mur, guette mon odeur et s’exprime : «   John ?   Oui, Peter.   J’ai trop envie d’un fast-food. Maintenant. Et toi ?   Lève-toi Peter, arrivée imminente. Ce n’est pas le moment.   » 17
Il se redresse violemment et lève ses bras pour s’énerver. Ils se détachent et partent voler, explosent presque en déversant une forte quantité d’étincelles. Puis émettent un fracas métallique quelques mètres plus loin. «   Laisse-moi m’exprimer John ! On est tous les deux fatigué ! John ! On est tous fatigués John ! Réponds-moi !   ». Il laisse tomber son cadavre par terre, perds des morceaux. Je ne détache pas mes yeux de son blanchâtre sali, ses écailles de carrosserie scalpées, puis souder à nouveau. Pendant des heures, il pleure par à-coups, ne veut plus bouger. Il n’a pas de liquide pour larmoyer, et même plus de joues pour les faire couler, remplir son cœur d’une puissante émotion pour se détourner de sa réalité : car il est déjà mort. Chaque expression traduit des défaillances critiques. Mais à l’intérieur, il est toujours là. Et je me tâte à mettre son deathchip. Faire une bonne action. Lui rendre quelque chose. La fin de vie peut-être. Mais quelque chose. Malgré ces pensées, je ne pense qu’à une chose : résiste Peter, reste un peu avec moi. Au moins un jour de plus. Jour 1095 Il s’est endormi. Je l’ai bercé. Il a fini par se réveiller et j’ai décidé de le porter sur le dos pour qu’il évite de se prendre chaque mur. Devant nous, un sas blindé qui affiche «   accès restreint   ». Deux portes coulissantes que je repousse sans peine. Il n’y a plus d’électricité nulle part. Un large endroit se dévoile d’écrans sur chaque surface. Sur mes côtés, des rangées de bureaux qui se tournent vers l’estrade centrale. Le poste du commandant subalterne. Tout semble intact. Les moniteurs personnels triangulaires avec leurs attirails sans fil. Des rangées de plaquettes sur lesquelles on assigne les commandes tactiles. Sur certains bureaux, des stylets et tablettes, des tasses et là-bas des miettes de nourritures épargnées par l’humidité. Je détecte peu de pollution métallique. Aucun ammoniac, pétrole ou nanorobot issu des augmentations. Ces petites choses destructrices qui pullulaient pourtant. Peter s’enfuit d’un coup, boite de travers. Il a senti les miettes. Il s’allonge dans un gros bruit et se met à dévorer ses fines particules de blé-c. Il glousse et tremblote. Je vois les miettes retomber de sa gorge jusqu’au sol. Il n’a plus de tuyaux, plus de digestion, et je contemple un Sisyphe affamé. J’ignore s’il en a conscience. Je fouille les lieux quand je finis par sentir du lierre. Une odeur qui provient d’une autre pièce. Mais j’ai plus important à faire. Je monte les marches de l’estrade et pose ma main 18
sur la rambarde. Je frissonne tandis qu’une vague de chaleur envahit chaque atome de mon être. Les puissantes radiations des zéros et des uns qui m’inondent d’informations. Je suis connecté à un réseau qui survit mystérieusement. Bien sûr, c’est moi qui l’alimente. Mais je constate plusieurs choses troublantes. Le circuit parcourt la majorité des étages supérieurs et, dans l’un d’eux, je sens une bulle d’énergie qui s’apparente à de la vie. Un étage lumineux et sonore. Quelques pièces au nord de ma position se heurte à un mur de chaleur assez compact. Et plus loin, rien. Pareil pour les étages supérieurs. Des endroits de vides, un unique qui semble vivant, puis de la chaleur. Bien que cette dernière n’encercle pas notre position, la distance que nous avons parcourue n’est pas connectée et, pourtant, pas de murs de chaleurs. C’est pourtant le seul but de cette salle de commandes, tout relier, tout voir et tout contrôler. Je constate, et nourris ma curiosité sans toutefois progresser vers mon objectif. J’aimerais en apprendre plus sur mon activation. Alors que je me décide sur la marche à suivre, un bruit survient. Se cognant contre un mur, B3-Peter s’est court-circuité avec mon énergie. Je l’observe et ai soudainement peur qu’il se soit grillé, me forçant à rebrancher son deathchip et perdre mon compagnon. Mais alors que j’observe son corps, ne sachant trop comment réagir, il saute, se dresse sur ses deux jambes et se met à faire la télé . Un robot qui se reboote en racontant des informations aléatoires : «   Il fait 18°C aujourd’hui. Haut les cœurs le bonheur en Chine ! Le saviez-vous : Pékin, situé dans la branche sud numéro deux du centre B, dispose du tout premier soleil en diamant brut ! Va pas te brûler Icar, il est blindé !   » Avant de se mettre à pouffer. Je ris à mon tour de l’humour absurde robotique. Je suis cependant préoccupé. Pendant qu’il monologue, je m’octroie les accès du système et fouille la myriade de logs qui s’offrent à moi. Je cherche la trace de mon activation dans ce système qui n’oublie rien. Je connais ma date de naissance. Mais sans connaissance de l’état des circuits, de leur vitesse précise et de la courbure du champ phi à l’époque (nécessaire à l’estimation de la vitesse des électrons sur cette distance), je ne sais à quel moment précis l’ordre a été envoyé ou reçu. Tout ce que je sais c’est que les logs contiennent chaque information, ainsi que le parcours de chaque particule du complexe. Absolument toutes les informations. Jour 1096 «   John ? 19
  Indisponible, Peter.   Respecte-moi John.   » Alors que je suis en plein traitement d’une quantité d’informations qu’il ne peut, ne serait-ce qu’imaginer, je suis dérangé par ce robot en fin de vie. «   Tu sais que l’on ne va pas s’affronter Peter. Tu es à demi mort. Je t’écraserais sans force.   J’ai un désir à te transmettre John ! Je veux voir la mer avant de mourir…   » Mon agacement cède la place à une sensation indescriptible. Je dois faire un choix qui ne se présente pas naturellement. Je tourne la tête et ne laisse pas le doute s’installer. Quel maitre laisse son chien l’empêcher de lire ? Jour 1097 J’ai retourné des centaines de milliards d’octets sur une période de dix jours précédant mon activation. Je n’ai rien trouvé. Mis à part un log douteux qui date de trente heures avant mon activation. Bien que son décryptage ne m’ait rien donné en information concrète, c’est une connexion établie et déconnectée presque aussitôt et qui vient de l’extérieur. Elle est hautement chiffrée et montre ce qui semble être un envoi, mais de rien. Un faux signal. J’ai compris que ce signal avait rebondi, utilisé un autre réseau ou une autre connexion pour dissimuler un message. J’ai rassemblé les logs effacés et éparpillés sur le réseau et ai cherché les envois qui datent du même moment. M’est alors apparu qu’on avait détaché le message. C’est-à-dire qu’une personne habile a utilisé un protocole spécifique de l’armée qui garantit le secret. Dans les logs effacés, une connexion établie rigoureusement au même moment que le faux signal qui me permet de mettre la main sur le proxy qui se situe à quelques étages vers le haut. Un bar à café qui reçoit une livraison le jour de mon activation. Livraison effectuée le 25/10 38x gobelets en plastique référence 1V70G 9x sachets Arabica en grain référence 4T-21 3x sets de serviettes SP70G Rotation des stocks toutes les 7 unités Mais le dernier achat dans ce café remonte à quinze ans. C’est un code, je tape du poing sur la rambarde. Mais j’ai besoin d’un message en clair ! Je dois être activé et obtenir ma mission sans charabia ! Et je n’ai pas le temps pour jouer les détectives. Il m’a fallu moins d’un instant pour comprendre ce code. 20
C’est ma clé de chiffrement. Cette livraison présumée est la preuve que j’ai été activé, et que la personne responsable est habilitée. Pas plus d’information à part le fait que j’ai bel et bien été activé dans un but concret et urgent. Mais lequel ?! nom de Dieu ! Et me voilà, encore à devoir trouver ce bar, forcer leurs logs détachés, les rassembler et les décrypter. Et je commence sérieusement à être agacé de tourner en rond. Quand ce n’est pas l’ombre des miroirs, ce sont mes supérieurs qui me narguent. Soulagé d’avoir mis la main sur une piste après tant d’années d’errance, je tente de me rassurer et prends un moment pour reprendre mon souffle. «   On part Peter.   » Il ne me répond plus. Je m’approche de lui. Il est tourné vers le mur. En le poussant légèrement, il sursaute. «   Oui. J’ai hâte d’aller voir la mer.   » Je ne sais pas quoi répondre. Je le prends sur mon dos. Nous passons une nouvelle porte pour quitter les commandes. Derrière, l’odeur du lierre trempé se fait insupportable. Peter se met à chahuter et devient hystérique. «   JOHN ! Leur odeur ! Allons-nous-en   !!   » Devant moi, une porte qui me semble anodine, au détail près qu’elle fait sortir de ses gonds des torrents d’eau. Il pleut derrière cette porte et c’est le chemin que je dois suivre. Celui qui me mènera jusqu’au café. Peter s’emballe et tente de s’enfuir, mais je l’en empêche. «   John, que fais-tu ! J’ai peur John !   Je redonne un sens à ta vie Peter. Montre-toi un peu courageux avant de t’éteindre.   » Il s’arrête et emmagasine l’information. Il est tremblant sous mes mains. Tendus. Mais je le suis aussi. Alors que je repousse de mon corps les pans de la porte métallique, je me retrouve devant une toile indescriptible, hors du sens et de la compréhension. Une démonstration de ce que l’humain peut créer de plus hostile. 21